A l'ombre de fougères géantes, un loup aux muscles saillants était tranquillement assis. Il était détendu, tout son corps semblait relâché et un léger soupir, à peine audible, sortit de sa gueule. Il s'était bien passé une heure depuis qu'il était assis là, caché par les longues feuilles des fougères, sans esquisser le moindre mouvement. Il avait vu un faon et découvert successivement sa mère, qui venait le rejoindre. Mais, s'il ne s'était pas mis en position de traque, c'est qu'il avait flairé la présence d'un autre loup. Une louve, pour être plus précis. Et, plutôt que de lui ravir sa proie qu'elle avait longuement traqué, il préférait attendre qu'elle l'attrape. Tout loup vivant sur ces terres était censé appartenir à sa meute. Sous peine d'en mourir. Il n'y avait pas de place pour des loups errants, qui ravissaient des proies qui auraient pu être bénéfiques à la meute. Mais plutôt que de se jeter sur l'inconnue, il avait préféré attendre tranquillement que la louve attaque sa proie. Et c'est ce qu'elle fit. Avec une force déconcertante, elle jaillit des buissons qui camouflaient pourtant bien son pelage immaculé et se jeta sur le faon en quelques foulées puissantes. Sharpe Buck fut étonné de l'agilité de la blanche. Il était rare qu'une louve fournisse des efforts aussi bons et aussi payants. Il aurait bien aimé en faire une Chasseuse dans son clan. Une fois que la bête eu poussé son dernier soupir, il sortit calmement du couvert des buissons, se dirigeant droit vers la louve.

A vrai dire, Sharpe Buck préférait toujours attraper ses proies lui-même. Il considérait comme lâche de voler la proie qu'autrui s'était donné la peine d'attraper. Mais les moeurs lupins ne lui permettaient pas de laisser manger les autres à leur guise. Il lui fallait affirmer sa suprématie, au risque de perdre sa place. Alors, lorsqu'il croisa le regard de la louve blanche, ses babines se retroussèrent, dévoilant ses crocs puissants et les poils de son échine se hérissèrent. Un grondement sourd et imposant monta du fond de sa gorge. Sans quitter la louve des yeux, il s'approcha, toujours dans cette attitude dominante, de la proie. Il la renifla avec suspicion et s'écarta d'un mètre à peine, toujours en regardant la femelle droit dans les yeux. Un autre grondement s'échappa de sa gorge. « Qui êtes-vous ? De quel droit chassez-vous sur nos terres ? »

Le puissant mâle contempla la louve qui roula sur le dos dans une posture de soumission absolue. Il gronda encore quelques secondes, mais les poils de son échine retombèrent et il se radoucit. Pourtant, il ne quitta pas le corps de la louve une seconde. Il secoua la tête avec fierté. Elle semblait parfaitement éduquée aux lois naturelles et à celles de loups. Elle se pliait sans discuter aux règles, contrairement aux fortes têtes que Sharpe ai pu voir dans son existence. Un bruit dans les fourrés attira son attention. Il sursauta et tourna brusquement la tête dans la direction du bruit. Son imagination torturée lui laissa entrevoir des créatures féroces, munies de crocs pointus et sanguinolents, possédant six pattes, d'une grandeur démesurée. Puis cette vision s'effaça lorsqu'il se souvint brusquement de la présence de la louve. Il se sentit mal à l'aise, comme si la blanche pouvait voir ce qu'il venait de s'imaginer. Puis, son instinct Alpha reprit le dessus. Il se coucha non loin de la proie, signifiant qu'il acceptait par là la présence de la chasseresse. Il reprit un ton calme et posé, de sa voix rauque. « Votre présence ne m'indispose pas plus que ça. » Il se servit sur la proie qu'Hypnotizee venait d'attraper, puisque tel était son nom. Puisqu'elle s'était présentée, autant en fait de même. « Je me nomme Sharpe Buck, Alpha de la seule et unique meute qui règne sur ces terres. » Il reprit une bouchée de viande fraîche. Il se sentit un peu gêné de se servir ainsi sur une proie qui n'était pas la sienne, quoi que les coutumes de leur race leur disent. Alors, d'un ton bourru et faussement concédant, il invita la louve à son repas. « Puisque c'est le fruit de votre chasse qui me permet de me repaître de la sorte, alors servez-vous donc. » Il simula être rassasié, alors qu'il n'avait pas mangé depuis plusieurs jours, afin que la louve ne se sente pas offensée de sa proposition. Il ne voulait pas atteindre son honneur, ni qu'elle croie qu'il la prenait en pitié. Ce n'était pas le cas. Elle semblait parfaite pour tenir le rôle d'une Chasseuse dans la Meute. Toutefois, Sharpe Buck préférait attendre un peu avant de lui faire sa proposition. Vu sa manière de chasser, elle pourviendrait à ses propres besoins et elle pourrait même nourrir les membres qui, eux, ne chassaient pas excellemment bien. Mais tout ceci n'étaient que des rêves de gloire. La meute ne comptait pour le moment qu'un membre ; lui-même. C'était bien peu, pour anéantir les chiens qui comptaient leur ravir un territoire que le grand mâle convoitait depuis des mois.

La louve ne répondit pas mais le grand mâle remarqua le léger battement de queue de la blanche dans l'herbe. Ainsi, elle était heureuse de sa proposition. Voilà qui le « rendait heureux » si on peut dire, car Sharpe n'avait pas une vision du bonheur très définie. Le bonheur, c'est quand la souffrance fait une pause. Mais son expression resta inchangée. Une idée lui traversait en cet instant l'esprit. Mais elle était un peu folle. Ceci dit, ça ne change pas grand-chose à ses idées d'ordinaires. Avisant que la blanche ne finissait pas son repas, peut-être par dignité, il s'allongea près de la proie de nouveau et continua son repas, perdu dans ses pensées. Puis, il décida de se lancer au-dessus du gouffre qui les séparait tous les deux. Il replongea son regard dans celui d'Hypnotizee, toute trace d'agressivité envolée. « Je sais que ma demande vous paraîtra saugrenue, tout comme ma personne a dû vous sembler .. Étrange ? » Il s'arrêta un instant, hésitant sur les mots à employer pour poursuivre la justesse de ses pensées. Un petit soupir lui échappa. Que ce monde emplit de lois de politesses, de coutumes et de hiérarchie lui semblait complexe ! Il se racla la gorge et reprit d'un ton plus assuré, dans le but premier d'entendre sa voix. « Je vous demande si vous accepteriez de rejoindre ma meute. Évidemment, vous êtes libre de refuser. » Mais dans ce cas, je me verrais contraint de vous chasser de mes terres, se retint-il d'ajouter. Il ne voulait pas avoir l'air de ne pas lui laisser le choix. Il ne la connaissait guère et ne savait pas si elle avait choisit sa liberté volage ou si elle était forcée de mener cette errance. Il replongea son museau effilé dans les chairs tendres et fondantes du jeune animal. Les mouches commençaient à arriver autour du cadavre mais la fraîcheur du sous-bois retardait leur arrivée en masse. Sharpe Buck réfléchissait de nouveau. Si sa meute voyait le jour et parvenait à terrasser les chiens, ce serait un véritable bonheur et les territoires verdoyants de Canidea Wireless seraient entièrement en leur possession. L'abondance de ces lieux intéressait vivement le loup, d'autant plus que de plus en plus d'animaux venaient grossir les rangs de sa meute. Oh, ils n'étaient pas encore très nombreux, mais il gardait le fol espoir qu'ils peupleraient bientôt toute la forêt. Son ambition était grande, mais Buck avait conscience de sa folie. Et il ne savait pas si elle ne se mettrait pas ▬ encore une fois ▬ en travers de ses projets et de ses rêves de gloire et de pouvoir.